Le vécu du pianiste
La Berceuse de Grieg
« Hypnos distribue le sommeil, l’oubli des peines »
« Quand j’ai commencé à jouer la Berceuse pour Malko vers les années 1960, c’était toujours un stress et je ne jouais ce morceau qu’avec une grande appréhension de crainte de mal jouer…
La partition qu’il me donnait était usée par les nombreux pianistes passés par les notes… et il fallait faire attention à une coupure dans le texte (de la mesure 87 à la fin). Il était essentiel de vivre « la suspension », sorte d’état d’apesanteur, de legato en puissance, de réceptivité, qu’aucun texte ne peut expliquer, malheureusement. La danse commençait près du piano par un regard vers moi pour vérifier si j’étais prêt, puis une inspiration précédait son pencher en avant ; survenait le premier pas et c’est là que je devais physiquement et précisément mettre la note. Ceci m’obligeait à préparer le son bien à l’avance, doigts pré-posés sur le clavier prêts à jouer les sols du début de la Berceuse de Grieg.
Une fois la musique lancée cette première partie ne posait qu’un problème : à quelle vitesse fallait-il jouer ? Car ce n’était jamais pareil d’une fois à l’autre. Malko précisait et rappelait souvent qu’il suivait la musique… Certes, il y avait coïncidence entre nos tempos mais de ma part il y avait parfois un certain ajustement du tempo. Pour « caler » les temps je suivais les pas, aidé par les « et » qui pouvaient s’interposer entre les temps. Le suivi du tempo avec les pieds est un aspect isadorien de la danse de Malko.
Je m’efforçais de ne pas manquer certains rendez-vous. Je ne peux exprimer cela dans un texte écrit mais par exemple la reprise de la première phrase alors qu’il était à l’autre extrémité du studio en était un. J’avais ainsi un très grand nombre de repères précis qui m’ont infiniment aidé à accompagner Malko et que je connais encore aujourd’hui.
Quand il dépose l’enfant dans le berceau en levant les bras il y a là un silence assez prolongé modulable au gré du danseur (fin de la mesure 32). S’ensuit une danse autour du berceau pendant quatre mesures. Comment prévoir le départ et le tempo de cette nouvelle partie de l’œuvre ? Pour ce qui est du départ c’est analogue à ce qui se passe entre lui et moi au début de la Berceuse. Puis, pour le tempo, j’adapte la vitesse du texte immédiatement après, en utilisant le « et » qui suit, c’est-à-dire avec la croche du texte musical ; en moins d’un temps (noire) l’adaptation est faite et donc avant le deuxième pas de la danse. Quand il revient une première fois vers le berceau la musique ralentit et ici je l’ai toujours suivi comme le clavecin suit les récitatifs dans les opéras de Mozart. La reprise de la danse autour du berceau (mesure 41) se passe de la même manière que précédemment avec cependant un ralentissement plus prononcé la deuxième fois.
S’ensuit alors l’arpège en ut dièse mineur (mesures 49 et 50) pendant lequel Malko faisait un mouvement des deux bras de bas en haut. Pour le commencer au début du geste j’avais deux repères : l’inspiration (au sens physique du terme) et la mise en tension des muscles des mains. Jouer l’arpège ne posait guère de problèmes car ici aussi je suivais Malko au fur et à mesure de l’exécution du geste.
Puis c’est le moment inquiétant de la danse, celui où la mère aperçoit des visions dangereuses pour son enfant. Le début de cette séquence se faisait dans la sonorité de l’arpège précédant ou de sa dernière note. Malko ayant fini l’ascension des bras attendait un bref moment avant de tourner la tête vers le piano. Dès lors, je regardais mon clavier pour ne pas le gêner car il venait directement sur moi les mains en avant (mesures 51 à 54) avec une expression d’angoisse sur le visage. Dès qu’il me tournait le dos (début de la mesure 55) je regardais ses pieds pour me mettre tout à fait en concordance avec lui.
Puis il se plaçait un peu à gauche de la scène non tout à fait au fond et faisait les mouvements de « cloches » qui allaient en s’amplifiant et dont le temps fort n’était pas placé comme d’habitude mais sur le troisième temps ce qui redonnait une nouvelle vigueur au mouvement. Il fallait ici faire attention à la technique pianistique et ne pas accentuer inutilement le crescendo qui pouvait alors conduire à des fausses notes…
La suite était un peu plus informelle, et le crescendo du texte se faisant simultanément avec celui de la danse et non nécessairement en mesure. Le point de rendez-vous était le sommet du texte (en termes de fréquence tonale) qui devait coïncider avec le sommet de son geste (début de la mesure 67). Les quelques notes avant la reprise étaient aisées à suivre et il fallait que nous nous retrouvions en bas (et pour les notes et pour les bras).
Un des moments que j’aime le plus dans cette danse est celui qui précède la reprise de la phrase initiale de la Berceuse, le silence entre les mesures 70 et 71, où sur une rémanence de son, Malko tournait la tête à gauche avant de revenir vers l’enfant qui maintenant se trouve un peu plus à droite de la scène. Redébuter le texte ici était chose délicate (début mesure 71) : Malko ayant tourné la tête inspirait, regardait en direction de l’enfant penchait le corps dans cette même direction pour provoquer le pas. J’avais dès lors tout mon temps pour placer le début de la musique et me mettre en accord avec lui et son interprétation. Car ce moment il ne fallait pas le manquer et je peux même dire tant d’années après qu’il était essentiel à la réussite de la chorégraphie. J’étais plein de « suspension » à partir de là jusqu’à la fin de la danse. Pour suivre le tempo je n’avais qu’à regarder les pieds : à chaque temps correspond un pas. La difficulté restante consistait à bien le suivre quand il levait le bras vers la fin du texte (mesures 83 à 86). »
Alexandre Bodak
« Avec l’autorisation exceptionnelle de Suzanne Bodak »